Dans la peau d’un clown
Les rires fusaient sous le chapiteau dressé aux abords de Paris, tandis que le clown s’apprêtait à conclure son numéro. Une expression stupide s’afficha sur son visage peinturluré aux multiples couleurs lorsqu’il aperçut son collègue qui arrivait à toute allure vers lui, une tarte à la main. Ce qui allait se produire par la suite était déjà prémédité depuis quatre mois. Le clown devait partir en courant - dans une démarche pour le moins grossière, cela va de soi – avant de se tromper stupidement dans sa trajectoire pour finalement arriver nez à nez avec l’homme à la tarte. Suite à cela, le public pouvait assister au célèbre jet de gâteau dans la face du bouffon. Oui, tout se traduisait par un enchaînement logique répété maintes fois.
Le contact n’offrit que très peu de sensations. La crème dégoulinait lentement le long du visage de l’amuseur, tout en suivant délicatement les contours potelés de sa bobine. L’homme soupira intérieurement en pensant au fait que même l’effet de surprise légèrement simulé n’apportait plus aucune saveur à l’acte. Cette occupation l’ennuyait grandement désormais. Non. Rectification: cela ne lui avait jamais vraiment plu.
La représentation se termina quelques minutes plus tard, au grand soulagement du pitre, qui se hâta vers sa loge pour se débarbouiller et se changer. Son costume lui opposa une certaine résistance face à son désir de s’en débarrasser. La victoire revint néanmoins à l’être humanoïde dont le visage dénué de peinture laissait paraître une peau pâle et lisse. Quelques minutes supplémentaire furent nécessaires au saltimbanque pour ranger ses affaires et quitter le cirque.
Arrivé devant chez lui, l’homme fouilla ses poches à la recherche de ses clés avant de mettre la main sur l’objet de son désir. Une courte manipulation lui permit de déverrouiller sa porte pour rejoindre l’intérieur de son appartement. Tout était bien rangé, que ce soit la disposition des meubles, ses objets personnels, rien ne traînait par terre. L’ordre régnait dans son logis, mais pas dans son coeur, ni dans sa tête.
Son premier réflexe fut de se diriger vers la cuisine où il dénicha un pot de cornichons, du pain et du jambon avec quoi il se fit un en-cas. Une petite faim le tenaillait, ce qui le surprit grandement quand il pensa à l’effort que lui avait demandé sa prestation ce soir là. Une fois que son repas fut terminé, l’individu alla se doucher puis laissa ses pas le mener vers son lit où il s’écroula comme une masse, épuisé par sa journée.
Cependant, il ne s’endormit pas immédiatement. Ses pensées le travaillèrent un moment durant lequel sa détresse se manifesta. Jamais il n’avait voulu être un clown, mais son père tenait tellement à ce que son fils suive ses pas que ce dernier n’eut d’autre choix que de céder. Néanmoins, cette activité n’était pas son métier. En effet, le jour, l’homme travaillait dans une grande usine servant à la fabrication de boissons gazeuses. Par ailleurs, travailler à la chaîne ne lui faisait guère plus de bien que son activité du soir. Lui qui rêvait étant enfant de devenir quelqu’un d’important, sa vie lui semblait bien misérable, même si elle lui suffisait pour survivre convenablement.
Ses pensées s’envolèrent tandis que le sommeil l’entraînait dans les bras de Morphée. La nuit se passa lentement à cause des cauchemars qui apparurent durant sa torpeur. Ces songes se manifestèrent sous la forme de scènes appartenant à son passé, et ce jusqu’à son réveil. Le lendemain matin, c’est un homme en sueur qui se redressa d’un bond dans son lit, le visage ruisselant et le coeur battant la chamade. Ces dernières heures l’avaient vraiment éprouvé, alors qu’il ne désirait qu’un peu de repos.
Tandis que l’infortuné rêveur tentait de reprendre son souffle, un bruit familier vint troubler ses efforts. Le gaillard repoussa ses draps d’un mouvement du bras, puis s’assit sur le bord de son matelas. Dès que ses chausson furent à ses pieds, il se rendit prestement à l’entrée de son appartement pour découvrir l’identité de son visiteur. Ce dernier s’avéra être le facteur qui était chargé de lui remettre son courrier en main propre. Cette procédure étonna d’abord l’homme, avant que ses yeux ne se posent sur l’expéditeur de l’une des lettres.
Ses doigts agrippèrent la partie supérieure de l’enveloppe et arrachèrent une fine bande de papier, de façon à créer une ouverture. Ses mains déroulèrent la lettre, tandis que son coeur battait à nouveau la chamade. Un coup d’oeil au calendrier accroché sur un mur non loin de sa position lui permit de confirmer ses craintes. La période relative aux réceptions de paiement n’était pas encore arrivée, alors pourquoi son entreprise lui écrivait elle?
Une terrible appréhension s’empara de lui, son corps était parcouru de tremblements de plus en plus violents, à l’idée de ce que pouvait renfermer ce billet. Ses yeux se promenèrent lentement le long du texte, de façon à bien assimiler chaque mot, chaque lettre, chaque phrase. Tout à coup, il lui sembla que le temps se figeait. Ou peut être était-ce son sang qui ne circulait plus dans ses veines et n’irriguait plus son cerveau. Lui-même l’ignorait. La seule certitude qui le tenaillait fut qu’à cet instant, son monde venait de s’écrouler.
Licenciement. Mise à pied. Renvoi. Son esprit semblait ne pouvoir se focaliser que sur ces mots, tant leur impact se voulait terrifiant. Terminé son train-train quotidien. Fini le temps de l'insouciance. Désormais, il lui faudrait trouver un autre moyen pour subvenir à ses besoins. Son activité du soir ne lui permettrait plus la moindre frivolité. Ses journées seraient planifiées de sorte que du matin au soir, son regard parcoure les petites annonces et autres offres d’emploi.
Après quelques minutes d’immobilité passées à espérer un miracle quelconque, l’homme alla jeter sa lettre dans le vide-ordure, comme si ce geste suffisait à effacer toute trace de crédibilité quant à sa révocation. Puis il enfila son manteau et ses chaussures avant de partir à la recherche d’un travail, le ventre vide. Pendant plusieurs heures consécutives, l’individu fit le tour des kiosques pour mettre la main sur les journaux locaux. Muni d’un stylo, l’être malchanceux entoura les annonces susceptibles de lui correspondre. Une fois ceci fait, il se rendit sur place pour tenter de négocier une quelconque intégration, mais sans succès.
Le temps s’écoula plus vite que prévu, aussi l’adulte ne put guère arriver à ses fins. C’est donc le coeur lourd qu’il se dirigea vers son second lieu de travail, où son spectacle devrait commencer moins d’une heure plus tard. Sa mélancolie ne l’empêcha pas de se mettre en tenue et de se maquiller. D’ailleurs, étonnamment, cette simple transformation le plongea à nouveau dans le rôle de son personnage, reléguant ses soucis personnels au second plan.
Arriva alors son tour d’entrer en scène. Le clown effectua son numéro de la même manière que les jours précédents, tandis que la foule ne perdait en rien son hilarité. Les rires fusaient à travers le chapiteau, pendant que l’amuseur effectuait quelque pirouettes, dont la plupart finissaient d’une façon grotesque. L’homme se retrouvait régulièrement la tête la première sur le sol aménagé de la piste, ses oreilles appréciant l’effet produit sur le public. C’est ainsi que se poursuivit la représentation qui se conclut par un mot dur directeur de la troupe qui annonça aux spectateurs que le lendemain, les saltimbanques reprendraient leur tournée.
Cette nouvelle fut accueillit par des applaudissements, non pour le fait que le cirque s’en allât, mais plutôt en guise de remerciement pour la distraction apportée. Le bouffon quant à lui préféra rester dans sa loge. En effet, tandis qu’il se débarbouillait et retirait son costume, la tristesse refaisait surface, cette fois redoublée d’intensité. Et pour cause, il ne faisait partie de la troupe que temporairement, le temps que celle ci passât en ville. Mais désormais, tout était terminé. Son unique activité qui lui permettait encore de tenir un minimum lui était retiré ce soir là.
Son coeur hurlait à l’injustice, son âme souffrait de ne pouvoir bénéficier d’une meilleure condition. Mais alors que le saltimbanque pleurait sur son sort, quelques faibles coups furent frappés à la porte de son vestiaire. Bien évidemment, l’homme invita la personne à entrer, ce qu’elle fit. C’est à ce moment là, à la surprise du triste sire, qu’une jeune fille d’à peine une dizaine d’années fit son entrée, suivie de près par une femme qui semblait être sa mère.
Sans un mot, l’enfant s’approcha timidement de son vis-à-vis et lui tendit une feuille de papier. Le clown accepta le cadeau avec un petit sourire avant de porter son regard sur l’offrande. Un personnage y était dessiné, le visage peinturluré, et la mine enjouée. La mère de l’enfant invita l’artiste à regarder au verso du document, ce qu’il s’empressa de faire. Son coeur fit un bond dans sa poitrine lorsqu’il lut l’inscription gribouillée par la main de la fillette, dont les mots et l’orthographe avaient probablement été retravaillés par sa maman. On pouvait y lire:
"Cher monsieur le clown. Votre spectacle était très drôle. Le temps que j’ai passé à vous regarder faire votre numéro a été un réel plaisir. J’ai beaucoup rigolé et je vous en remercie. Je vous envoie tous mes voeux de bonheur pour la suite de votre tournée, et vous souhaite un très joyeux Noël. Pleins de bisous. Luna."
L’homme resta un instant immobile, puis s’approcha finalement de l’enfant. Un regard à sa mère lui assura que son geste n’était en rien déplacé, aussi l’individu serra la fillette dans ses bras, avec une infinie délicatesse. Une lueur étrange venait de s’embraser au fond de son coeur. Un fin sourire vint illuminer son visage, tandis que des larmes silencieuses perlaient sur son visage.
"Finalement, la vie garde quelques bons côtés", pensa le gaillard, alors qu’à l’extérieur du chapiteau, les premiers flocons de neige venaient recouvrir le sol de leur blanc manteau...
FIN